Les Tramways de la Vienne (T.V.)
LIGNE DE POITIERS A SAINT-MARTIN-L'ARS
par
François Fisson
"La Vache"
 |
Un déraillement aux
Trois Bourdons
Parmi les trains
spéciaux affrétés a l'occasion des
fêtes, des
foires et autres occasions, l'un d'entre eux semble mériter
une
mention particulière : c'est celui qui chaque jeudi a la
belle saison
conduisait les élèves du collège
Saint-Joseph à
la Cossonière. Jusqu'en 1914 ce trains s'arrêtait
au bas du
collège. Après la guerre, les
élèves se rendaient
à pieds à la gare centrale. Mais laissons la
plume à
l'un de ses utilisateurs (32).
"La
Vache" que signifie ce sobriquet ? Pourquoi, demanderait le profane,
donner
le nom d'un paisible animal au petit train qui, de temps à
autre,
pratique sa promenade routinière, Poitiers-La
Cossonière.
Mais quand on a utilisé, ne serait-ce qu'une seule fois, cet
étrange
moyen de locomotion, le comique de l'aventure ne peut s'effacer de
votre
souvenir. Et justement cette occasion est offerte presque tous les
jeudis
aux élèves du collège Saint-Joseph.
Quelle fête
c'est pour eux ! Vous les voyez descendre du collège, en
bandes,
par les grandes rues animées. Sur le quai de la petite gare,
un
convoi imposant, assoupi sous la chaleur, de cinq grands wagons
suspendus,
de 2° classe s'il vous plaît, et même, au
bout, dans un
coin, le quart d'un compartiment porte d'un air moqueur un gros "I"
doré
qui vous défie : c'est pour les hautes
personnalités. A l'extérieur,
une couche de couleur verte, passée par la
poussière, déguise
la vétusté et les audacieuses
étiquettes de 2°
classe, d'un or bien jaune, se cachent sans ressortir, comme si elles
avaient
honte, sur le fond vert palot. A voir ces bizarres
véhicules, munis
a chaque extrémité de plates-formes et a l'avant
de quelque
chose comme une barre de direction, l'oeil se lève
instinctivement
pour chercher les fils électriques du "tram". Mais
l'illusion est
brève car vous êtes tout de suite
frappé par un grondement
singulier, accompagné de fumées noires, blanches,
épaisses
: là-bas, au bout du train, un monstre d'acier, courtaude,
trapue,
ramassée sur ses roues étroites comme pour
bondir, elle semble
a première vue une invention d'un autre âge, un
petit frère
de ces illustres soeurs qui après avoir fait au
siècle précédent
l'itinéraire Paris-Versailles et l'admiration craintive de
nos ancêtres,
dorment glorieusement dans un musée, accablées
d'ans et de
lauriers. Mais certes, elle ne dort pas la vieille patraque !
Lançant
par intervalles des jets de vapeur qui humectent l'air
embrasé,
elle fume, crache, se raidit de toutes ses forces pour le coup de
collier
du départ... et peste contre les mauvais garnements qui
l'empêchent
cet après-midi de faire tranquillement la sieste sous son
hangar.
Les divisions bien séparées, par
précaution, nos hardis
voyageurs s'embarquent dans une bousculade ;
réveillés de
leur mol "farniente" par la turbulence de cette brusque agression les
wagons
protestent a leur manière en gémissant de tous
leurs ais
disjoints. Mais la, les enthousiasmes tombent rapidement : des
banquettes
de bois dur, sales, et des carreaux sales, donnent un
démenti formel
aux numéros trompeurs ; a chaque bout, un surveillant garde
les
ébats…et le matériel : d'aucuns s'en
plaignent ! Mais jeunesse
est ainsi faite : elle rit de tout ; et bientôt les gais
compagnons,
groupés sur les plates-formes, plaisantent de nouveau. Qui
attend-on
encore ? Ah ! voilà ! Sur une fringante bécane
arrive un
Père, les plis de sa soutane au vent, 1e sportsman en
question tend
son "vélo" aux élèves qui le hissent
dans un wagon,
car les trains de luxe avec fourgon sont inconnus sur cette ligne. Mais
quoi ! Est-ce paresse, est-ce amour qui l'amène '? 7
kilomètres,
il n'est pas besoin d'entraînement ; aussi je veux croire
plutôt
à une vieille affection d'enfance pour 1a bonne
bête qui va
partir enfin. Un grondement d'aise de la "vache" qui
s'éveille et
s'étire, gronde dans la tôle, par tout le train ;
un élan,
une poussée qui s'arrête avec un bruit sec, fait
tressaillir
l'armature ; un vagissement qui siffle et vite se change en beuglement
épouvantable, s'échappe de la machine ; dernier
adieu, i1
s'envole dans le ciel pur avec une colonne de fumée noire et
mille
petits charbons qui vous frappent au visage. Un brusque roulis nous
précipite
tous en riant les uns sur les autres... et exploite les ressorts
"extra-souples".
Les chansons, les cris, les rires, qui fusent dans le ciel clair,
émoustillent
cette bête si pacifique. Un instant d'hésitation,
puis avec
un superbe bruit de ferraille, aux applaudissements des
écoliers
en liesse, "La Vache", le cou tendu dans un bel effort, glisse
lentement,
très lentement sur les rails : elle est partie"

|